La solidarité est un verbe

— 6 mai 2024

De son acceptation à travers une idéalisation tenue pour acquise, la solidarité souffre d’un manque de théorisation qui conduit à des usages contradictoires dans les énoncés, entravant les relations significatives ou restant seulement symbolique dans la pratique1. Un appel à la solidarité ne peut pas être pris au pied de la lettre. La reconnaissance des déséquilibres de pouvoir et la mise en lumière des luttes de première ligne par ceux qui sont ostensiblement solidaires ont encore le potentiel de consolider les hiérarchies, de réinscrire les mentalités coloniales et d’obscurer la complicité dans le racisme, la colonisation et la suprématie blanche23. Alors que la solidarité a une « histoire complexe et diversifiée »3, en tant que concept unificateur, la solidarité est souvent supposée exister pleinement lorsqu’elle est exprimée par les participants. Cette hypothèse indéterminée et non analysée peut conduire à un idéal de solidarité inaccessible en pratique4. Les forces du capitalisme colonial façonnent souvent les perceptions de la solidarité dans les relations humaines, le plus souvent réduites à une vision d’individualisme et d’existence atomisée qui présente la solidarité comme une obligation théologique (c’est-à-dire le salut du péché) ou un choix rationnel fait par un individu.

Alors que de nombreuses organisations considèrent la solidarité comme un concept radical et inclusif, son histoire dans la construction d’États coloniaux et le maintien d’hégémonies religieuses montre que ce n’est pas toujours le cas. Il reste donc essentiel de plaider en faveur de la solidarité tout en étant inquiet des présomptions qu’elle évoque parfois. La solidarité n’a pas pour but d’annuler les différences, mais de travailler constamment à reconnaître les différences et à s’organiser pour faire face à la manière dont les différences créent l’oppression et les hiérarchies aux niveaux macro et micro de l’existence politique56.

L’acte de solidarité a le potentiel de créer un changement fondamental en termes de vision du monde, de valeurs et de relations avec les éléments de l’État, de la nation et d’autres facteurs profondément ancrés. Cela dit, tous les membres d’un effort de solidarité n’auront pas les mêmes objectifs, les mêmes visions du changement structurel et les mêmes voies possibles. Cela signifie que les résultats quant à la manière dont un acteur sera affecté par les efforts de solidarité varieront de superficiels à profonds et tout ce qui se situe entre les deux6. Gaztambide-Fernández fait appel à Paulo Freire pour présenter la solidarité comme relationnelle, un « être avec » plutôt qu’un « être » unique, affirmant à travers Freire que ces relations se construisent à travers l’oppresseur et l’opprimé et la reconnaissance de leurs relations de pouvoir. Dans une approche qui vise la pédagogie de la solidarité, Gaztambide-Fernández propose trois modes de solidarité à travers lesquels se construisent les relations décoloniales : la solidarité relationnelle, transitive et créative. La solidarité relationnelle se construit sur la redéfinition des relations humaines à travers la reconnaissance de la différence et de l’interdépendance. La solidarité se construit alors par l’action dans les relations avec les autres. La solidarité transitive amène l’idée controversée selon laquelle être solidaire est une pratique constante qui cherche à transformer ceux qui y sont impliqués, dépassant le cadre binaire pour devenir un lieu qui redéfinit les relations. La solidarité créative vise à démanteler la version atomisée de la « culture » et de l’« identité » qui prévaut sous le colonialisme et cherche à susciter de nouvelles façons d’être avec dans les relations humaines1. Certaines pratiques et approches de la solidarité sont plus utiles pour démanteler les systèmes d’oppression. La réciprocité dans les relations, l’inventivité, la « construction à travers la différence » et la « création dans la pratique » sont des thèmes centraux qui ont contribué à définir une praxis de solidarité transformatrice3578. La mutualité peut être comprise comme la recherche d’une cohésion émotionnelle entre les mouvements et d’un soutien mutuel dans la poursuite d’objectifs communs, par exemple en trouvant un récit qui aborde à la fois les questions climatiques et les droits des migrants, visant à changer les politiques dans un cadre universitaire9.

Comme le montrent les interactions des nombreux universitaires, organisatrices et bâtisseuses de mouvements mentionnés ci-dessus, pour avoir une pratique significative de la solidarité, un groupe, une organisation ou un individu doit comprendre que ce n’est que par un engagement plus profond en faveur de la transformation de toutes les actrices impliquées. Cherchant non seulement à reconnaître l’injustice, mais aussi à réinventer ses fondements dans les relations humaines, à montrer qu’une instance peut aller au-delà d’une simple solidarité symbolique. Enfin, comme le dit Dhillon, la solidarité, tout comme la transformation, est un « engagement soutenu tout au long de la vie », commençant au niveau individuel dans des luttes à la fois partagées et respectives avec les peuples marginalisés10.

  1. Gaztambide-Fernández, R. A. (2012). Decolonization and the pedagogy of solidarity. Decolonization: Indigeneity, Education & Society, 1(1), Article 1. https://jps.library.utoronto.ca/index.php/des/article/view/18633 2

  2. Curnow, J., & Helferty, A. (2018). Contradictions of Solidarity: Whiteness, Settler Coloniality, and the Mainstream Environmental Movement. Environment and Society, 9(1), 145–163. https://doi.org/10.3167/ares.2018.090110 

  3. Kelliher, D. (2018). Historicising geographies of solidarity. Geography Compass, 12(9), e12399. https://doi.org/10.1111/gec3.12399  2 3

  4. Roediger, David. “Making Solidarity Uneasy: Cautions on a Keyword from Black Lives Matter to the Past.” American Quarterly, vol. 68 no. 2, 2016, p. 223-248. Project MUSE, https://doi.org/10.1353/aq.2016.0033 

  5. Mott, C. (2016). Spaces of Solidarity: Negotiations of Difference and Whiteness among Activists in the Arizona/Sonora Borderlands. Theses and Dissertations–Geography. http://dx.doi.org/10.13023/ETD.2016.202  2

  6. Power, M., & Charlip, J. A. (2009). Introduction: On Solidarity. Latin American Perspectives, 36(6), 3–9.  2

  7. García Agustín, Ó., & Jørgensen, M. B. (2021). On Transversal Solidarity: An Approach to Migration and Multi-Scalar Solidarities. Critical Sociology, 47(6), 857–873. https://doi.org/10.1177/0896920520980053 

  8. Powell, D. E., & Draper, R. (2020). Making It Home: Solidarity and Belonging in the #NoDAPL/Standing Rock Encampments. Collaborative Anthropologies, 13(1), 1–45. https://doi.org/10.1353/cla.2020.0003 

  9. Thomas Black, S., Anthony Milligan, R., & Heynen, N. (2016). Solidarity in Climate/Immigrant Justice Direct Action: Lessons from Movements in the US South: SOLIDARITY IN CLIMATE/IMMIGRANT JUSTICE DIRECT ACTION>. International Journal of Urban and Regional Research, 40(2), 284–298. https://doi.org/10.1111/1468-2427.12341 

  10. Dhillon, J. (2020). Notes on Becoming a Comrade: Indigenous Women, Leadership, and Movement(s) for Decolonization. American Indian Culture and Research Journal, 43(3), 41–54. https://doi.org/10.17953/aicrj.43.3.dhillon 

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